L’idée de réaliser une série de photographies dans mon Atelier, à la lumière du Nord dans les mêmes conditions que les premiers photographes, me tentait depuis longtemps.
Une sorte d’hommage à nos ainés, mais aussi l’idée de revenir à l’essentiel, retrouver les temps de pose longs, qui imposent des règles, qu’il y a de la technique, que la lumière a une température de couleur, que la caméra est lourde, encombrante, difficilement maniable, forcément sur pied. La plaque sensible, grande, fragile, à manipuler avec précaution. Tout ça me plaît, cela me donne envie de faire des images. Ces contraintes sont pour moi des avantages.
J’ai toujours rêvé devant les images des studios de photographie avec les toiles pour filtrer et orienter le sens de la lumière, les divers objets un peu barbares servant a empêcher la tête des modèles de bouger, c’est sans doute cette importance donnée à la lumière qui, très jeune, quand j’ai décidé de devenir photographe a déterminé mon style. La lumière est tout. Si la source lumineuse est petite et forte, l’image sera contrastée et dure, si la source est grise, voilée et très étendue, les couleurs seront plus exactes, l’image plus douce. C’est très important : on peut changer le sens d’une image, d’un visage avec la qualité et le sens de la lumière.
La lumière du Nord est « LA » référence en peinture mais aussi en photographie pour ce qui concerne les studios. Un studio doit être exposé au nord c’est la seule façon d’obtenir une régularité d’intensité et de température de couleur.
J’avais aussi envie, étant un très mauvais peintre, de peindre. J’ai donc acheté des toiles de peintre énormes 3 mètres sur 8 pour peindre les fonds qui serviront à mes photographies. Mon Atelier n’est pas exposé au nord, mais en travaillant par temps gris et l’hiver, les conditions sont les mêmes. Les temps de pose longs, jusqu’à 20 minutes me permettent de bouger l’appareil pour donner un effet proche du trait de la mine de plomb, qui repassant plusieurs fois sur la ligne crée le contour pour certains peintres. Le « flou » a été un ennemi durant toute ma vie professionnelle, il devenait un allié avec qui je pouvais dorénavant compter.
La chambre 20x25 cm permet de prendre conscience de la mise en page, de l’espace, son format revient à cadrer l’image avec un viseur presque aussi grand qu’une feuille de papier à écrire ou dessiner; ça change tout.
Le film Polaroïd 20x25 est une merveille, inventé par Edwin H Land dans les années 1929-1930. Le Polacolor lui, est inventé en 1962, ce beau film offre un blanc subtil avec une multitude de possibilités très fines allant du jaune au bleu et aussi une infinité de noirs colorés. Il a en plus l’avantage énorme en étant développé instantanément d’être comme des esquisses qui petit à petit arrivent au résultat souhaité.
La minute 45 de développement change complétement l’approche et l’appréhension de l’image ; cette minute quarante cinq, qui paraît bien longue, est propice à la réflexion, à l’exigence et à la rigueur. Elle vous donne du recul, une responsabilité, et puis on est en présence d’une image finie, parfaite (!!?) sur laquelle on ne peut plus intervenir.
Les usines Polaroïd ont fermé le vendredi 8 Février 2008, elles ont été démontées et rangées, pas cassées…
Un des thèmes le plus peint et le plus photographié est le Nu. C’est après les « Lignes d’horizon » et « marée basse » la nouvelle série que je vous propose. Aborder cette série comme j’aurais fait de la peinture mais avec mes outils à moi qui sont la chambre photographique et la lumière.
Jérôme Tisné
Dans l'atelier de Jérôme Tisné
Au grand jour, au Nord, l'immense atelier de Jérôme Tisné s'ouvre à la beauté. La lumière est au centre, est le centre : Je tiens à retenir la lumière, où que j'aille, dit Jérôme Tisné, la lumière a une température de couleur, dit-il encore. La lumière, pour lui, est une cause, il la défend où il passe, il cherche, à l'infini, l'accord entre le ciel et la terre, entre la réalité et le rêve, "entre les actes", bien sûr. Accords, Variations, Inventions, son travail répond à ce qu'écrit Novalis : "Le monde est rythme, qui a le rythme a le monde".
Jérôme Tisné est photographe, on peut penser qu'il est un peintre – visuellement, où serait la différence? A l'oeil, de près, peut-être, ou au toucher, au contact et au poids de la matière. Mais ici, dans son atelier, aujourd'hui, Jérôme Tisné apparaît comme le peintre de ses photographies. Certaines d'entre elles (96 x 120), il les montre, en oblique, sur l'un des murs, les autres (40 x 50), sont posées sur de longs tréteaux devant les fenêtres. Toutes sont des Nus, en apparence blancs et noirs, mais le blanc n'est pas si blanc, ni non plus le noir, et la lumière – lignes de soleil, de flamme –, filtre parfois, légère, très légère. Et le Nu est un corps – pas de visage –, un corps de dos ou de profil, un corps debout, silhouette altière, un corps enlacé sur soi, d'un mouvement, ou d'un geste. Autour du corps, sur le corps, grâce au corps, la beauté se déploie.
L'atelier de Jérôme Tisné est une maison qui semble agrandir l'image, et donne à chaque objet sa profondeur de champ. Partout des verrières et leurs habits, des rideaux blancs, noirs, et des baies vitrées avec leurs cadres, dessinant des ombres pour l'accueil des lumières. Au fond de l'atelier, un appareil veille : la chambre des films Polaroïd (20 x 25), la mère de toutes les apparitions, comme une araignée géante, avec la tête en accordéon, probablement habitée par la sagesse de Maître Yoda, surgie de la Guerre des Etoiles.
Et Jérôme Tisné? Il sourit de ses yeux bleus liés aux désirs de l'enfance et regarde ses photos-tableaux affectueusement. Ils s'ajoutent à sa famille, que l'on sent si proche, mais, s'ils sont les siens, ils peuvent aussi, par bonheur, devenir les nôtres.
Yvonne Baby
NOIR SUR BLANC
Il paraît que j'étais un bébé très sensible, qui riait tout le temps. J'ai eu une enfance magnifique, marquée par ma grand-mère, Colette, que j'appelais Coco. Elle était un garçon manqué, elle aimait les voitures décapotables, la pêche à la ligne, elle me faisait faire des petits livres où je racontais des histoires de cow-boys que j'illustrais. Mes parents sont des artistes, ma mère écrit et dessine des histoires pour enfants, mon père a été un éditeur d'art. Nous, les enfants – mon jeune frère Grégoire, ma soeur Marie, et moi – mes parents nous ont peints dès qu'eux-mêmes faisaient de la peinture dans une cabane en bois à Marly-le Roi où mon grand-père avait une propriété. A huit–neuf ans, et avant de savoir que je deviendrai ce que je désirais être – un photographe –, avant d'en avoir conscience, je veux être banquier. Si je suis banquier, me disais-je, contre un morceau de papier, je peux donner de l'argent aux gens et les rendre heureux.
Je vis dans un milieu éclairé, de gauche, un milieu d'intellectuels, d'artistes, et je me sens protégé. Nous habitons rue du Bac, en face des éditions Gallimard, et dans notre bibliothèque, qui entoure le salon, il y a, de haut en bas, huit mille livres reliés. De mes parents, va naître, naturellement, ma propre culture, et quand j'ai treize ans, la photographie prend tout son attrait : n'est-il pas miraculeux ce cadre blanc capable d'enfermer les impressions, les sensations, les souvenirs, n'est-ce pas miraculeux de retenir ce qui bouge, qui passe? Je ferai les portraits de ma famille et, déjà, la lumière est au coeur de ce que je photographie. Avec une ampoule, je surexpose, blanc sur blanc, noir sur noir, et je cherche l'aspect graphique de l'image, que je compose, décompose, et parfois fragmente en montrant, d'un corps, le creux d'une nuque, la pente d'une épaule. Je développe toutes mes photos dans ma chambre, et j'utilise pour mon travail un échafaudage en bois que m'ont offert mes parents. C'est l'esquisse d'un labo, avec trois tiroirs : pour le révélateur, pour le bain d'arrêt, pour le fixateur. Je deviens le constructeur de mes photos.
Arrive le temps où j'entre dans le marché de la photographie. Ce sont mes années de Vogue, de mode-beauté, ces années de publicité qui m'amènent auprès des enfants. J'ai l'attention et la patience qui leur convient, ils ont le naturel que je recherche et me permet de créer, autour d'eux, un "naturel organisé". Grâce à eux, je connaîtrai un miracle de cinéma, les films de trente secondes que je tourne pour la publicité. C'est une expérience totale, l'expérience unissant la photographie et le cinéma, la mise en scène et le découpage, le décor et le son, la lumière. Je dois dire aussi que, d'une campagne à une autre, d'un épisode à l'autre, j'ai la chance d'exercer un métier conforme à mes désirs, à mes sentiments et à mes idées. A l'instant, je songe à l'une de mes photos pour le groupe Marie-Claire, qui me demande d'illustrer une crème pour les pieds, dans un décor très simple. Si je la regarde cette photo, où le corps d'une femme s'incline vers des pieds presque invisibles, et où la lumière redessine les murs, si je la regarde bien, il me semble qu'elle porte en elle le passé et le futur, autrement dit, la courbe de ma vie photographiée.
Puis le marché s'inverse et vient la fin du siècle. Viennent des années de "flux tendu", et l'époque de la banque d'images qui bouleverse la demande et l'offre. Ainsi, dans ce nouveau mouvement, je vais devenir producteur-photographe, et bientôt un auto-producteur, qui peut choisir ses thèmes et ses images personnels. Je suis alors en Afrique du Sud, à Cape Town, sur un domaine restreint où l'on trouve tous les paysages imaginables : plages et déserts, mais aussi pays breton, bords de la Marne, prairies et vaches normandes. Tout le monde est mannequin ou se lance dans des investissements, et l'aventure dure dix ans jusqu'à une crise économique à laquelle j'assiste en direct. Changements, retournements, qui m'entraînent en Namibie, pays lointain encore mais propice à un véritable retour à moi-même, dans ces immensités vides qui n'ont cessé de m'attirer. Rien, en Namibie, n'a changé depuis la naissance du monde, et c'est là-bas que j'aurai un choc visuel. Je sors de ma voiture, je suis ébloui de lumière et c'est cette fulgurance que je veux photographier. Je surexpose, et je retrouve ce premier éblouissement, qui m'a saisi.
Maintenant, ici ou ailleurs, je me sens libre. Sans contraintes, je vais plus loin, je prévois et je connais ce que mon oeil aura enregistré. Il me semble que ma vie est une phrase continue qui me libère de plus en plus et me conduit vers les lignes fugitives, rassurantes de mes Horizons, vers la Marée basse, plus mystérieuse, et vers le Nu, plus ancien et plus loin/plus près, ce qui me donne l'impression d'avancer, de progresser. Le Nu, je le voyais, à l'origine, comme un paysage. Mais, au fur et à mesure de mon travail, je revenais aux sources du peintre et de son modèle. A travers l'infinité des noirs et des blancs – en couleurs, si je puis dire – je rends hommage à mes peintres, à mes sculpteurs, à Degas, à Rodin.
La beauté est indicible, et la vision, c'est recréer un monde, voir ce que les autres ne voient pas. C'est l'inventer, ce monde, n'importe où, avec si peu – regardez ce que fait Picasso avec un bout de bois.
Propos recueillis par Yvonne Baby